Une petite nouvelle...
Un mort au Pannonica
Il
est mort un soir à Nantes au Pannonica, au cours de l’entracte, entre un
concert d’Eric Satie et une seconde partie qu’il n’aura jamais entendue,
consacrée à Kurt Weill.
Mais
ceci n’est pas vraiment la partie la plus intéressante de son existence.
Quand il était encore bébé, un soldat allemand le
prit dans ses bras, sans doute pour montrer que sous son horrible uniforme vert
de gris battait un cœur de père. Si, comme le chante Sting, il faut bien
admettre que les Russes aiment aussi leurs enfants, pourquoi n’en serait il pas
de même pour des Allemands en guerre ?
Plus tard, un lézard rampa dans ses tendres cheveux
blonds, sur son front, sa joue gauche avant de retrouver l’herbe fraîche du
jardin.
Il fut très malheureux de constater en lançant des
assiettes en l’air que si les soucoupes volantes volaient, les assiettes
volantes ne volaient pas.
Il n’aimait pas les soutanes d’enfant de chœur trop
courtes qui laissaient voir ses socquettes écossaises trop courtes elles aussi.
Parce qu’il avait les oreilles trop grandes, il
n’aimait pas avoir les cheveux trop courts. Il
n’aimait pas non plus la lotion vaporisée par le coiffeur.
Il n’aimait pas l’odeur de la blouse grise de
l’instituteur.
La première fille qu’il embrassa était très laide,
mais c’était dans le noir. Ce n’est que bien plus tard qu’il embrassa une belle
en plein jour.
Plus tard encore, il eut un professeur de philosophie
qui s’appelait Lechat et qui lui apprit beaucoup de choses. Il eut aussi un
professeur d’Histoire de l’art qui s’appelait Lerat mais qui ne lui apprit
rien. Cependant il n’aimait ni les chats ni les rats.
Il a souvent foncé dans le brouillard, mais cela ne
lui a laissé aucune trace. Une fois, il a foncé dans un fil de fer barbelé
alors qu’il n’y avait pas de brouillard. Il en a gardé une cicatrice sous la
lèvre inférieure.
Il avait laissé pousser ses cheveux et ses oreilles
paraissaient moins décollées. Il finit par se trouver presque beau.
Il composa des poèmes et joua de l’accordéon à la
sortie des églises. C’est là qu’il rencontra un dimanche sa future épouse qui
lui sembla encore plus belle que la belle qu’il avait jadis embrassée en plein
jour.
Ils se marièrent pour être sûrs qu’il y aurait du
monde ce jour-là à leur concert. Le curé fit la quête, ils furent donc payés
aux entrées. En ajoutant les cadeaux de mariage ce fut la meilleure affaire
d’une vie commune qui venait de commencer.
Ils n’eurent pas beaucoup d’enfants puisqu’ils n’en
n’eurent qu’un et ce fut une fille.
Pour les fêtes de fin d’année, ils allaient en
Afrique ou en Irlande. Il y avait toujours des crevettes à manger. En Afrique
ils se baignaient dans la mer parce qu’il faisait très chaud. En Irlande ils se
mouillaient jusqu’aux os parce qu’il pleuvait tout le temps. En Irlande, la
bière s’appelle Guinness et fait chanter dans les pubs. En Afrique, elle
s’appelle Gazelle et fait courir dans la brousse.
Vers la fin de sa vie, il apprit par hasard qu’il
avait du sang noir dans les veines, mais le mélange avait eu lieu il y a très,
très longtemps. Ça lui faisait plaisir d’imaginer un de ses aïeux chevauchant
une belle esclave, alors que toute son éducation le conduisait pourtant à en
avoir honte. Et puis l’idée qu’une jolie petite mulâtresse de Saint
Domingue avait été sa grand-mère lui
réjouit les entrailles.
Il n’avait pas l’habitude d’aller écouter du Jazz à
Nantes au Pannonica. C’est plutôt les noms d’Eric Satie et Kurt Weill qui
l’avaient stimulé. Il était à cent lieues de penser que ce soir-là, entre la
première partie consacré à Satie et la seconde consacrée à
Weill, il allait mourir. Il en fut
d’ailleurs le premier surpris et regretta beaucoup, par la suite, d’avoir raté
la deuxième partie du concert.
Jean-François Salmon
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