vendredi 17 avril 2015


        Les Ediles Nantais ont lancé, il y a quelques mois, "Le Grand Débat" à grand renfort de communication afin de réfléchir et consulter la population sur la présence du fleuve dans la ville et le devenir de celle-ci en regard de celui-là. Qu'en adviendra-t-il ?
        Entre l'exercice routinier des habituels lobbyistes de tous poils et les lamentations des éternels nostalgiques, il semble qu'il y ait peu de place pour l'évocation poétique du fleuve et de la ville d'aujourd'hui en marche vers leur avenir. Pour mener cette grande réflexion sur le fleuve dans sa ville, il serait peut-être judicieux d'aller l'appréhender ailleurs, tout au long de son cours ou dans quelque endroit secret dont la poésie viendra vous révéler l'essentiel.  
LA LOIRE
 
« La Loire, c’est un désert habité comme un fleuve africain. »
 
Désert parce que beaucoup n’y voient rien. Habité comme le sont aussi ces êtres d’exception qui empruntent les chemins gracieux de ce territoire muet. Leurs regards y  portent une tendre attention et révèlent des objets invisibles. Leurs voix se fondent dans le silence de l’eau.
Ainsi sont et font ceux qui rêvent encore des fleuves africains.
Nous sommes ces rivières affluentes venant de pays différents pour rejoindre à leur façon le fleuve fédérateur. Descendant du nord ou du sud, nous y avons mêlé avec les eaux, nos origines et le parfum des sources de l’enfance. C’est dans cette géographie que se sont rejoints nos deux chemins sur la Loire. Il nous suffisait de laisser le courant nous porter jusqu’à Nantes.
Une attention distraite vers l’amont du fleuve venait souvent dissiper l’enfant pêcheur à la ligne, comme si je pressentais déjà que ce qu’il me fallait encore longtemps attendre viendrait de là. Nous savions aussi pourquoi notre vie allait ressembler à une descente de fleuve et qu’avant d’atteindre définitivement l’estuaire, il nous arriverait cent fois de le remonter comme un bonheur cent fois revécu.
Etions-nous devenus ces saumons dont je portais le nom anglais? Etions-nous ces poissons voyageurs remontant vers l’amont sans cesse pour sans cesse nous recréer ? Cette vie de descente d’un fleuve, nous allions la raconter plus tard dans nos chansons.
Et pourtant, que les inconditionnels de « leur » Loire, celle de « chez eux » ne me fassent pas procès mais, ce fleuve, il me faut en changer quand changent les saisons.
Avec l’espérance du printemps il est porteur de transhumances. Pour les lamproies, les saumons et les aloses c’est le temps de la remontée dans les eaux lourdes de la fin de l’hiver. Chacun sait par instinct pourquoi il entreprend ce voyage vers l’amont. 
Après avoir franchi la porte d’écluse qui ouvre la ville sur le fleuve, accompagné par la marée venue de l’estuaire, je retrouve la compagnie de ces ambassadeurs des temps nouveaux. Un long travelling d’une Loire bordée de végétations naissantes défile lentement au rythme de mon bateau plat poussant l’eau généreuse, un rideau de verts tendres et translucides que je ne verrai qu’une fois chaque année et que mon regard pour cette raison suivra attentivement.
Puis vient cet autre fleuve, celui qui se découvre et que je découvre chaque été derrière la levée face à « la maison des bords de Loire », celui des temps chauds, des réveils matinaux de pêche à la ligne, des nuits sur le bateau plat « cabané », à l’écart du rivage. C’est le temps du jardin généreux, des fruitiers en fleurs, puis des semences, des plantations, le temps des premiers fruits,  des fraises  et des cerises de juin, des mirabelles, des poires, des pêches de vignes et des framboises enfin, avant la maturité des raisins de la treille et des pommes de septembre. Puisque nous sommes au « Jardin de la France » chaque maison en est une infime parcelle sur le chemin de ce fleuve.
Comme le plaisir des gastronomies savantes et inventives, le fleuve porte en cette saison le troublant mariage d’odeurs de menthe, de vase, de poissons séchés, de rouches et de limon frais, dans l’air fumant au-dessus de l’eau silencieuse.
Puis les nuits viennent lentement s’installer sur la mélancolie d’un été qui chaque soir semble mourir parce qu’il se rapproche imperceptiblement de cette échéance. Les vents montent plus souvent de l’ouest et s’engouffrent sous les arches du pont de pierre. L’eau regagne doucement les berges du lit majeur pour lécher les traînes de feuilles tombées des peupliers, des saules et des frênes. Il faut rapprocher les barques des abris de la rive. Le courant se fait plus vif et devient alors ce compagnon du voyage de retour vers l’aval. J’abandonne les eaux qui montent sur les prairies et l’angoisse diffuse que cette lente invasion provoque.
Le fleuve s’apprête à redevenir le majestueux miroir des lumières bruyantes de la ville, tandis que plus haut, sur les jardins abandonnés, le silence des ciels bas couvre d’un linceul humide les arbres dépouillés. Les êtres et les choses ressemblent à des guinguettes fermées et muettes dont le destin sera d’attendre et d’accepter la métamorphose des paysages sous la montée des crues. On fêtera Noël et quelques réjouissances derrière les volets clos des maisons familiales et moi, penché au-dessus d’un pont de la ville où passent les tramways, j’aurai oublié que le courant intense et limoneux qui court sous mes pieds vient du fleuve d’en-haut. Entre l’été des grèves de l’amont et l’hiver des lumières de la ville se situe mon vrai pays.