Les Ediles Nantais
ont lancé, il y a quelques mois, "Le Grand Débat" à grand renfort de
communication afin de réfléchir et consulter la population sur la présence
du fleuve dans la ville et le devenir de celle-ci en regard de celui-là. Qu'en
adviendra-t-il ?
Entre
l'exercice routinier des habituels lobbyistes de tous poils et les
lamentations des éternels nostalgiques, il semble qu'il y ait peu de place pour l'évocation
poétique du fleuve et de la ville d'aujourd'hui en marche vers leur avenir. Pour mener
cette grande réflexion sur le fleuve dans sa ville, il serait peut-être
judicieux d'aller l'appréhender ailleurs, tout au long de son cours ou dans
quelque endroit secret dont la poésie viendra vous révéler l'essentiel.
LA LOIRE
« La Loire,
c’est un désert habité comme un fleuve africain. »
Désert parce que
beaucoup n’y voient rien. Habité comme le sont aussi ces êtres d’exception qui
empruntent les chemins gracieux de ce territoire muet. Leurs regards y portent une tendre attention et révèlent des
objets invisibles. Leurs voix se fondent dans le silence de l’eau.
Ainsi sont et font
ceux qui rêvent encore des fleuves africains.
Nous sommes ces
rivières affluentes venant de pays différents pour rejoindre à leur façon le
fleuve fédérateur. Descendant du nord ou du sud, nous y avons mêlé avec les
eaux, nos origines et le parfum des sources de l’enfance. C’est dans cette
géographie que se sont rejoints nos deux chemins sur la Loire. Il nous
suffisait de laisser le courant nous porter jusqu’à Nantes.
Une attention
distraite vers l’amont du fleuve venait souvent dissiper l’enfant pêcheur à la
ligne, comme si je pressentais déjà que ce qu’il me fallait encore longtemps
attendre viendrait de là. Nous savions aussi pourquoi notre vie allait
ressembler à une descente de fleuve et qu’avant d’atteindre définitivement
l’estuaire, il nous arriverait cent fois de le remonter comme un bonheur cent
fois revécu.
Etions-nous devenus
ces saumons dont je portais le nom anglais? Etions-nous ces poissons voyageurs
remontant vers l’amont sans cesse pour sans cesse nous recréer ? Cette vie
de descente d’un fleuve, nous allions la raconter plus tard dans nos chansons.
Et pourtant, que les
inconditionnels de « leur » Loire, celle de « chez eux » ne
me fassent pas procès mais, ce fleuve, il me faut en changer quand changent les
saisons.
Avec l’espérance du printemps il est
porteur de transhumances. Pour les lamproies, les saumons et les aloses c’est
le temps de la remontée dans les eaux lourdes de la fin de l’hiver. Chacun sait
par instinct pourquoi il entreprend ce voyage vers l’amont.
Après avoir franchi la porte d’écluse
qui ouvre la ville sur le fleuve, accompagné par la marée venue de l’estuaire,
je retrouve la compagnie de ces ambassadeurs des temps nouveaux. Un long
travelling d’une Loire bordée de végétations naissantes défile lentement au
rythme de mon bateau plat poussant l’eau généreuse, un rideau de verts tendres
et translucides que je ne verrai qu’une fois chaque année et que mon regard
pour cette raison suivra attentivement.
Puis vient cet autre fleuve, celui qui
se découvre et que je découvre chaque été derrière la levée face à « la
maison des bords de Loire », celui des temps chauds, des réveils matinaux
de pêche à la ligne, des nuits sur le bateau plat « cabané », à
l’écart du rivage. C’est le temps du jardin généreux, des fruitiers en fleurs,
puis des semences, des plantations, le temps des premiers fruits, des fraises
et des cerises de juin, des mirabelles, des poires, des pêches de vignes
et des framboises enfin, avant la maturité des raisins de la treille et des
pommes de septembre. Puisque nous sommes au « Jardin de la France »
chaque maison en est une infime parcelle sur le chemin de ce fleuve.
Comme le plaisir des gastronomies
savantes et inventives, le fleuve porte en cette saison le troublant mariage
d’odeurs de menthe, de vase, de poissons séchés, de rouches et de limon frais,
dans l’air fumant au-dessus de l’eau silencieuse.
Puis les nuits viennent lentement
s’installer sur la mélancolie d’un été qui chaque soir semble mourir parce
qu’il se rapproche imperceptiblement de cette échéance. Les vents montent plus
souvent de l’ouest et s’engouffrent sous les arches du pont de pierre. L’eau
regagne doucement les berges du lit majeur pour lécher les traînes de feuilles
tombées des peupliers, des saules et des frênes. Il faut rapprocher les barques
des abris de la rive. Le courant se fait plus vif et devient alors ce compagnon
du voyage de retour vers l’aval. J’abandonne les eaux qui montent sur les
prairies et l’angoisse diffuse que cette lente invasion provoque.
Le fleuve s’apprête à
redevenir le majestueux miroir des lumières bruyantes de la ville, tandis que
plus haut, sur les jardins abandonnés, le silence des ciels bas couvre d’un
linceul humide les arbres dépouillés. Les êtres et les choses ressemblent à des
guinguettes fermées et muettes dont le destin sera d’attendre et d’accepter la
métamorphose des paysages sous la montée des crues. On fêtera Noël et quelques
réjouissances derrière les volets clos des maisons familiales et moi, penché
au-dessus d’un pont de la ville où passent les tramways, j’aurai oublié que le
courant intense et limoneux qui court sous mes pieds vient du fleuve d’en-haut.
Entre l’été des grèves de l’amont et l’hiver des lumières de la ville se situe
mon vrai pays.